Dix

Nous avons allumé les bougies pour le repas funèbre, le cercueil des lasagnes posé entre nous. Manifestant une parfaite sobriété d’émotion, nous n’avons pas pleuré le deuil qui nous accablait. Nous avions besoin l’un de l’autre en cette heure d’épreuve, et sommes restés courageusement cois. Harriet avait quelque chose d’héroïque, une sorte d’élégance tragique quand, à longues goulées, elle a bu le vin frais et n’a pas eu honte de sourire. Elle a rempli son verre, l’a vidé encore, et j’ai pensé qu’elle buvait trop vite, avec une provocation excessive.

Elle m’a regardé et dit : « Tu bois trop vite. »

Les lasagnes étaient trop cuites, la sauce avait durci sur les bords. La salade aussi semblait cuite, et les zucchini réduits en purée. Je picorais dans mon assiette en observant ma femme. Son visage s’était arrondi en forme de lune, car elle avait cinq kilos de trop et suivait un régime. Mais ce soir, elle mangeait sans retenue, à grands coups de fourchette, et je l’entendais mastiquer. Mais ce n’était pas le moment de la critiquer, si bien que je me suis tu.

« Pourquoi fais-tu autant de bruit en mangeant ? » elle m’a demandé.

Brusquement je me suis senti insulté, blessé, et je lui ai lancé un regard froid. Qui était cette femme ? Mon épouse, naturellement, mais que savais-je vraiment d’elle après vingt-cinq ans de mariage ? Quelle part d’elle et quelle part de moi avaient donc hérité nos enfants ingrats ? Tous, sauf Tina, avaient hérité ses yeux, sa charpente, ses dents. Pourquoi ressemblaient-ils autant à leur mère ? Pourquoi n’étaient-ils pas petits et râblés comme leur père ? Pourquoi évoquaient-ils des employés de magasin et pas des tailleurs de pierre ? Où étaient passées l’âpreté paysanne de mon père et l’innocence de ma mère, les yeux bruns et chauds de l’Italie ? Pourquoi ne parlaient-ils pas avec leurs mains au lieu de les laisser pendre comme des choses mortes pendant la conversation ? Où étaient passés la dévotion et l’obéissance typiquement italiennes envers le père, l’amour clanique du foyer et de la famille ?

Tout cela était parti en fumée. Ce n’étaient pas mes enfants. Ils étaient simplement quatre graines égarées dans quelque obscure trompe de Fallope. C’étaient ses enfants à elle, les derniers rejetons d’une souche anglo-germanique arrivée en Californie après avoir vécu dans le New Hampshire et en Allemagne. Tous des protestants. Une sacrée équipe, pour ne pas dire plus. Comme son oncle Sylvester, le juge de paix qui jouait de la cithare dans son tribunal en condamnant à des peines cruellement inhumaines des contrevenants au code de la route qui avaient eu le malheur de se tromper de rue dans quelque trou sordide du comté d’Amador. Et puis il y avait son cousin Rudolph, qui habitait Mill Valley et dont on parlait uniquement à voix basse, car il écrivait régulièrement à Alexander Hamilton afin de l’avertir du complot que tramait Aaron Burr pour l’assassiner.

Rien de tel parmi mes géniteurs. Tous originaires des campagna ensoleillées de l’Italie, d’honnêtes paysans respectueux du Seigneur. Ma mère s’appelait Maria Martini, mon père Nicola Molise. Des gens simples, sans complication, qui descendaient sans doute de Jules César.

Mais qui diable étaient les Atherton de Rumney, New Hampshire, ou les Steinhorst de Hambourg, en Allemagne ? J’avais lu leurs noms sur des pierres tombales dans le comté de Placer. Eben, Ezekiel et Reuben Atherton. Hans, Cari et Otto Steinhorst. Des bouchers, des boulangers, des forgerons. Pourquoi m’avait-on si peu parlé de leurs ancêtres ? Était-ce parce qu’ils ressemblaient comme deux gouttes d’eau à l’oncle Sylvester et au cousin Rudolph ? D’ailleurs, pour être franc, Dominic et Denny étaient-ils moins excentriques ?

J’ai bu mon vin, allumé une cigarette et décidé d’approfondir un peu ce problème.

« Au fait, comment se porte l’oncle Sylvester ? »

Ma question l’a prise au dépourvu,

« L’oncle Sylvester ? »

« Tu sais : le juge fou. »

« Comment veux-tu que je le sache ? Il est probablement mort maintenant, et puis il n’était pas fou. »

« As-tu parlé de lui aux enfants ? »

« Je crois. Pourquoi ? »

« Mieux vaut savoir qu’être ignorant. »

« Où veux-tu en venir ? »

J’ai haussé les épaules. « À rien. Vraiment. Et le cousin Rudolph ? Tu as eu de ses nouvelles dernièrement ? »

Elle a senti le vent venir et s’est levée de table.

« Je vais à la plage », elle a dit en retirant son tablier avant de filer à l’anglaise. « Attends-moi. »

Je l’ai rejointe au portail où elle m’attendait. Nous avons commencé de descendre la rue, la chaleur du désert lointain sur nos visages. Une lune rougeâtre aux trois quarts pleine éclairait le ciel à l’est.